Projets longs : Quels enseignements pour l’entreprise ?

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Qu’est-ce que l’entreprise peut apprendre du projet LHC (Large Hadron Colider), particulièrement long (26 ans) et complexe ?

Les projets industriels se déroulent le plus souvent sur une durée qui va de quelques mois à quelques années. Ainsi, par exemple, dans l’automobile où les cycles de développement sont plutôt longs, l’avant-projet dure 2 ou 3 ans et la conception produit-process dure typiquement 3 ans.

Parfois, la durée des projets est d’un autre ordre de grandeur. C’est le cas, par exemple, du LHC du CERN, le plus grand accélérateur de particules, établi près de Genève. Sur la base d’une idée avancée en 1984, le projet a été engagé en 1994 et son démarrage officiel a eu lieu en 2008, les premières expériences ont été réalisées en 2010. Le LHC représente donc 10 ans d’avant-projet et 16 ans de développement.

À cette durée particulière et un investissement considérable (6 MdCHF d’investissement et un budget annuel de 300 MCHF), ce projet ajoutait de grandes complexités :

  • complexités et incertitudes scientifiques : les principes qui ont permis de détecter en 2012 le Boson de Higgs n’étaient pas imaginables en 1984 au début de l’avant-projet, n’étaient pas maitrisés en 1994 à l’engagement du projet ;
  • complexités techniques : le tunnel du LHC fait 27 km de circonférence, avec environ 9 000 m3 de « vide froid » (pression de 10-13 atmosphères, température de -271°C), soit le volume de 5 étages de hauteur sur un terrain de tennis. Le LHC est le plus puissant des accélérateurs de particules actifs au CERN. Ces accélérateurs servent plus d’une dizaine d’installations et d’expériences ;
  • complexités humaines : 21 états membres et 7 observateurs, 2 300 personnes permanents, 1 400 temporaires et 12 500 scientifiques accueillis rattachés à d’autres institutions dans 23 pays participants.

Le LHC a été un succès dès son démarrage en 2010. Ce succès a été confirmé en 2012 avec la découverte du Boson de Higgs. Ce succès sera certainement prolongé par les prochaines avancées de la connaissance sur la matière noire, l’énergie noire.

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Quels enseignements l’entreprise peut-elle en retirer en matière de conduite des projets ?

J’ai eu l’occasion d’échanger sur cette question avec Michel Spiro, Président du Conseil du CERN en 2010 2011 et 2012. Voici les principaux points déterminants dans le fonctionnement du CERN qui ont contribué à ses succès :

1 – Une très forte adhésion aux objectifs du CERN et de ses projets au sein d’une communauté du monde entier réunie autour de valeurs humaines et d’une culture scientifique, « la communauté de l’anneau » !

2 – Une application générale de la confiance et de la délégation (principe de subsidiarité) :

  • Des responsables choisis parmi ceux qui ont acquis la reconnaissance de leurs collègues pour leur expertise scientifique et technique et leurs capacités de leadership, plutôt que pour leurs compétences théoriques de gestion ;
  • Des engagements sur les résultats vers l’objectif partagé plutôt que des obligations de moyens,
  • Le lotissement des grands projets en sous-projets responsables de leur résultat et des interfaces avec les autres projets ;
  • La coordination globale et le pilotage réalisés aux interfaces des sous-projets ;
  • Une forte place donnée à la rationalité dans les arbitrages et les décisions, la culture scientifique au service de l’objectif partagé.

3 – Une organisation marquée par :

  • Une convention simple (10 pages) et durable, établie en 1953 et légèrement amendée en 1971
  • La mobilisation du CERN et de son personnel centrée sur l’organisation générale et les accélérateurs, c’est-à-dire les infrastructures de base nécessaires aux expériences
  • L’engagement de la communauté scientifique associée (12 500 personnes) sur les expériences, avec des contributions en nature importantes

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D’une façon générale, j’ai été surpris de voir une réelle dimension humaniste dans le fonctionnement de cette institution internationale. Et ces principes humanistes sont proches de ceux que l’on trouve, dans le contexte de l’entreprise, associés aux « entreprises libérées » (voir le billet Lean-berté et Cie posté il y a quelques mois sur le site d’Efkin) :

  • l’importance essentielle de la clarté et du partage sur le but poursuivi (pour l’entreprise et le client),
  • la confiance dans les compétences et la responsabilité de chacun,
  • la délégation aux différents acteurs avec des engagements de résultats.

Mais ce rapprochement est tout à fait justifié par le fait que les entreprises comme le CERN interviennent dans un même contexte qui rend nécessaire ces principes. En particulier, sur deux points essentiels : i) un management basé sur les relations interpersonnelles et les compétences managériales et techniques est plus approprié que l’autorité hiérarchique quand l’information et la connaissance sont facilement accessibles dans l’entreprise ; ii) la collaboration des différentes contributions est nécessaire pour une démarche agile et réactive face à un environnement de plus en plus complexe et incertain.

Au-delà de ses expertises scientifiques et techniques, l’intelligence managériale du CERN est d’avoir développé sur ces décennies d’expérience une mise en œuvre de ces orientations. Il montre ainsi que les principes humanistes de management sont applicables sur une grande variété d’échelles de projets et d’entreprises !

Je note aussi avec intérêt l’attention accordée aux interfaces pour la définition des périmètres des sous-projets, leur coordination et leur pilotage. Les interfaces sont un élément déterminant pour le fonctionnement du système, il parait logique de les retenir pour définir les périmètres des sous-projets plutôt que d’utiliser des critères liés aux techniques de fabrication ou bien à l’organisation de l’entreprise.

Je laisse à Michel Spiro quelques mots de conclusion : « Le succès de l’aventure du CERN repose sur la confiance mutuelle. Deux mots-clés sont à la base de cette confiance mutuelle : des processus basés sur la compétence et un idéal partagé. Les bases du CERN sont transparentes, créatives (apport de la communauté), régulées (entre l’organisation et les décideurs) et appliquées (par les laboratoires et l’organisation). C’est certainement un modèle inspirant pour faire face aux enjeux de l’humanité. »

L’entreprise aussi pourra en tirer profits !

Alexis Epron, novembre 2017

 

Pour plus de précisions sur le CERN et ses activités, je vous invite à consulter le site du CERN ou l’article sur Wikipédia.

Mes échanges avec Michel Spiro ont été basés sur l’ouvrage de Philippe Lebrun et Thomas Taylor : « Managing the Laboratory and Large Projects: 60 Years of CERN Technology: Selected Highlights »,

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