Toutes les entreprises souhaitent connaitre de quoi demain sera fait, en particulier pour orienter l’évolution de leur offre et des investissements associés. Si la prospective et la prévision mobilisent rarement des ressources importantes (à l’échelle de l’entreprise), elles représentent souvent des opérations délicates, inconfortables pour les experts et les décideurs.
En effet, si le « réalisé » est parfois difficile à connaitre et à comprendre, le futur le sera encore plus !
Le syndrome du réverbère
(Chercher sous le réverbère son porte-monnaie égaré ? Eh oui ! c’est là où est la lumière !)
Il est plus facile de construire des prévisions dans les domaines que l’on connait mieux, ceux où on a le plus de données et de recul. Or, l’intérêt de la prospective est de faire apparaitre les évolutions nouvelles et différentes, celles qui sont aujourd’hui hors de la carte, hors des radars, celles qui vont demander à l’entreprise de la pertinence et de l’audace stratégique.
La relecture a posteriori de travaux prospectifs est toujours intéressante pour cela ! (cf. Dossier prospectif réalisé en 1991 : « L’automobile en 2010 »)
Ne pas confondre fiabilité et précision.
Le travail dans les domaines connus permet de construire des modèles à partir de réelles séries historiques avec des outils statistiques. Ces résultats « mathématiques » paraissent solides et convaincants. Mais, éclairent-ils le futur d’une façon plus pertinente parce qu’ils sont établis avec précision, voire même avec 1 ou 2 décimales ? (voir aussi dans Harvard Business Review France de février-mars 2016, un article de Roger L. Martin « le grand mensonge de la planification stratégique » qui présente quelques autres erreurs dans les démarches prospectives).
Une première vigilance sera de distinguer dans la réalité :
– les faits avérés, connus et relativement extrapolables, par exemple les évolutions démographiques à 5 ans ;
– les hypothèses construites par l’entreprise et qu’elle pourra mettre à l’épreuve pour les vérifier, par exemple les comportements de la clientèle face à différentes offres ;
– les réelles incertitudes, les variables structurantes pour l’entreprise (par exemple le prix des matières premières) et qui constituent le cœur de la réflexion prospective.
Pour ces variables stratégiques, pour chacune de ces incertitudes, on pourra établir les limites des variations plausibles, compte tenu des lois de la nature, de critères sociaux ou culturels, voire même en se référant aux projections et aux débats entre les experts du sujet.
On pourra ensuite construire des jeux de valeurs cohérents entre les principales variables stratégiques et éliminer les combinaisons qui ne sont pas compatibles, par exemple un doublement du prix de l’énergie exclura un grand nombre de comportements d’achat des ménages…
On établira alors différents scénarios d’ensemble – de 5 à 7 scénarios – sur la base des jeux de valeurs déterminantes contrastées. Ces scénarios traceront une carte des différents futurs possibles. L’avenir dans 5 ans sera certainement quelque part sur cette carte !
L’entreprise peut alors ouvrir une réelle réflexion stratégique sur la façon dont il convient d’agir face à ces différents futurs, en commençant peut-être par les plus probables…
Cette approche est certainement plus riche que de retenir un seul futur comme base de la réflexion, surtout quand on se rappelle des biais de raisonnement face à ce type de choix (cf. EFKIN : L’absurde et l’intelligence)
Selon EFKIN, cette carte des futurs offre plusieurs avantages vertueux :
– Elle propose une grille d’évaluation des performances (prix, volumes, rentabilité…) de chaque stratégie, de chaque produit futur envisagé. Elle permet de réfléchir au choix, par exemple, entre un produit qui offre des performances remarquables dans un seul scénario mais seulement dans celui-là : un coup risqué donc ; et un autre produit qui présente des performances modérées mais dans tous les scénarios imaginés : une option de sécurité donc. (Cette façon de faire est peut-être à rapprocher des méthodes de simulation Monte-Carlo)
– Elle ouvre l’imagination vers des innovations et produits nouveaux, vers des stratégies que l’entreprise peut conduire. Elle favorise les bonnes pratiques d’échange et de discussion entre les acteurs, les bonnes pratiques de décisions.
– Elle apprend à prendre les décisions du futur avec une distance nécessaire par rapport aux décisions du passé. Comme le futur n’est pas la répétition du passé, la répétition des expériences passées peut conduire à des décisions erronées. Elle permet de ne pas rester « prisonnier de ses expériences », de construire des représentations du futur, des « mémoires » du futur qui sont des ouvertures pour exploiter avec plus de liberté les expériences de l’entreprise et de ses dirigeants.
– Elle est une base de progrès et d’apprentissage – à chaque actualisation de cette carte des futurs – sur les pratiques des acteurs et des décideurs, sur l’écoute de toutes les expertises et l’ouverture de débats contradictoires.
Alexis Epron – février 2016
Voir aussi Harvard Business Review Octobre-Novembre 2014
Vivre plusieurs futurs – par Roland Kupers, Angela Wilkinson
Au milieu des années 1960, Royal Dutch Shell commence à expérimenter une nouvelle façon d’envisager l’avenir : la planification par scénarios. Environ cinquante ans après, la planification par scénarios est encore en plein essor chez Shell et a eu une grande influence sur la manière dont des entreprises, des gouvernements et d’autres organisations ont envisagé et planifié l’avenir.
Plusieurs principes ont contribué à définir la méthode employée par Shell. Le plus important est que les scénarios ne sont pas des prédictions, mais plutôt des récits plausibles concernant le futur. Ils sont conçus pour aider à éradiquer l’habitude – enracinée dans la plupart des plannings stratégiques – consistant à supposer que l’avenir ressemblera plus ou moins au présent. Les scénarios créent un espace propice au dialogue et à la prise en compte des incertitudes, permettant ainsi à une organisation d’envisager des réalités qui seraient négligées dans le cas contraire.